Samadhi: absorption, contemplation, extase

Samadhi 

 

Au sens littéral le terme sanskrit samadhi signifie « mise en place d’une intériorisation parfaite » (1).  Il se retrouve dans plusieurs traditions spirituelles indiennes et bouddhistes ainsi que dans celles du  yoga. Il a beaucoup de significations: union, totalité, accomplissement, achèvement, mise en ordre, concentration parfaite, contemplation, absorption, recueillement, illumination, élargissement de la conscience, extase, transe, établissement dans l'éveil (2).  Georg Feuerstein traduit le mot samadhi par "extase de la transcendance de soi", cette extase s'atteignant en s'élevant au-dessus de soi, en allant au-delà de sa propre identité (3). Mircea Eliade utilise le néologisme « enstase » pour désigner le samadi qu’il interprète comme une expérience mystique naturelle différente de l'extase expérience mystique surnaturelle (4).

 

Le samadhi est un yoga anga. Ce terme sanskrit yoga anga le plus souvent traduit par « membre du yoga » désigne un membre, une branche, une composante, un élément du yoga considéré en tant que discipline. Dans les contextes où le mot yoga désigne l’objectif de la discipline, l’anga correspond à un moyen pour atteindre cet objectif : c’est pour cette raison que certains auteurs préfèrent le terme d’« auxiliaire du yoga » à celui de « membre du yoga ».  (2)

 

Le samadhi désigne les états de conscience au-delà de l’état de veille dans lesquels l’esprit se focalise sur un objet de méditation ou sur la conscience absolue. Le terme samadhi est aussi utilisé pour décrire les méthodes ou les circonstances par lesquelles le yogi accède à ces états.

 

Selon les traditions le samadhi conduit soit à une union de l’individu avec le monde soit à un détachement du réel.   

 

Le samadhi intervient dans les pratiques méditatives du yoga lorsque le méditant s’absorbe dans la contemplation de l’objet de méditation qui seul lui parait présent. Un degré supérieur de samadhi se révèle lorsque le yogi s’absorbe durablement dans la contemplation de la cessation d’activité de l’esprit, un état déconditionné, un état de conscience absolue. 

 

Samadhi dans la tradition du Patanjala Yoga  

 

Philosophiquement les Yoga Sutra de Patanjali  prennent la suite du Samkhya (6) en adoptant une position dualiste où le samadhi conduit purusha la conscience à s'extraire  fondamentalement et durablement de pakriti la réalité. (5)

                                            

Dans cette tradition de Patanjali et dans celles qui s’y referrent le samadhi a la particularité de s'identifier au but du yoga cet état de perfection cognitive le plus élevé, un état déconditionné, un état de pure conscience où l’on atteint la libération kaivalya. T.K.V. Desikachar (6) adopte cette interprétation du samadhi en tant que moyen et but du yoga quand il dit plus modestement que le samadhi consiste à "faire converger les mouvements de l’esprit"

 

Les Sutra de Patanjali contiennent une analyse détaillée du samadhi. Elles distinguent d’abord deux types de samadhi celui avec cognition et support et celui sans cognition sans support. Elles définissent aussi des degrés et des caractéristiques de ces deux types de samadhi.

  

Le samadhi avec cognition

 

Le premier type le samprajnata samadhi désigne l’absorption avec cognition. C’est un état qui prolonge la méditation. Il intervient lorsque le méditant s'absorbe complètement dans la contemplation de l’objet de méditation en restant conscient capable de discernement et de réflexion.

 

Dans ce samadhi avec cognition l’esprit ne s’agite plus. Il est stable en harmonie avec l’objet. C'est par une pratique des huit membres de l’ashtanga yoga de Patanjali et notamment du triptyque retrait des sens pratyhara, concentration dharana et méditation dhyana que le pratiquant de yoga peut atteindre le samadhi avec cognition.

 

Le samadhi avec cognition s’accompagne de quatre états : vitarka l’attention, vicara la réflexion, ananda la béatitude et asmita le pur sentiment d’exister.  Au premier niveau le méditant contemple l’ objet de méditation avec une attention exclusive et durable: c’est le savitarka samadhi la contemplation avec attention. Le méditant porte son attention sur des aspects évidents « grossiers » de l’objet de méditation comme la forme, la couleur, le son, la dimension, la beauté, etc.

 

Au deuxième niveau l’attention vitarka disparait et le méditant s’absorbe dans la réflexion vicara sur des aspects plus « subtils » de l’objet de méditation comme le temps, l'espace et la causalité. Il met en œuvre ses capacités de discrimination et ses connaissances. C’est le savicara samadhi la contemplation en réflexion.

 

Au troisième niveau il n’y a plus ni attention ni réflexion, il s’agit d’ananda samadhi la contemplation en béatitude, un état de paix intérieure, de joie, de félicité. Ananda samadhi est à rapprocher de l’extase décrite par des pratiquants contemporains comme une sensation physique et psychique unique, une sensation de bienêtre total vécu physiquement qui  plonge le corps et la conscience dans une jouissance permanente et sans pulsion. Le corps baigne entièrement dans ce bien-être perçu comme sublime et absolu. L'esprit le ressent et en jouit. La jouissance de l'extase est de la même intensité que celle de l'orgasme sexuel mais elle s'en différencie par la durée et par la conscience.

 

Le quatrième niveau du samadhi avec cognition ne s’accompagne pas de cette béatitude mais seulement du pur sentiment d’exister asmita : dans cet état de contemplation les perceptions de l’espace, du temps et de la causalité se résorbent.  C’est le prasamkhyana samadhi summum du samadhi avec cognition où l'on arrive à discriminer le soi et le non-soi.

 

Le samadhi sans cognition

 

Dans les Sutra de Patanjali l’autre type de samadhi est l’asamprajnata samadhi le samadhi sans cognition. C'est un état d’extase, d’unité, de pure conscience qui se produit de façon spontanée sans support et avec un arrêt complet de la pensée.

 

A un premier niveau de samadhi sans cognition sans support il s’agit de nirvikalpa-samadhi littéralement de contemplation sans concept sans pensée. Ce samadhi sans cognition est un état passager car la mémoire, l’inconscient, les imprégnations karmiques du méditant peuvent déstabiliser la conscience. (5) De fait les yogis qui font l’expérience d’états contemplatifs sans pensées retombent au niveau de conscience ordinaire après des absences psychiques plus ou moins longues.

 

Mais les Sutra de Patanjali mentionnent aussi un degré ultime du samadhi sans cognition, un état de pure conscience : c’est le nirbija samadhi (littéralement samadhi sans graines) dont nul ne sait s’il est atteignable par un être vivant. Ce samadhi sans graines, débarrasserait l’esprit des imprégnations karmiques, des mémoires conscientes et inconscientes et n’en produirait pas de nouvelles. Il constituerait le stade le plus abouti du détachement où le mental complètement libéré de tout ce qui l’encombre demeurerait durablement dans la contemplation de la vacuité, de la cessation d’activité. Ce serait ni plus ni moins que l’état totalement déconditionné, l’état de pure conscience, l’état de perfection cognitive permettant la libération kaivalya.  Le nirbija samadhi serait la réalisation effective de l’objectif du yoga. 

Avec ce concept de nirbija samadhi le Patanjala yoga implique un effacement radical de l’existence individuelle. Logiquement le yogi devrait mourir pour atteindre cet état ultime de samadhi qui consiste à arrêter complètement les activités de l’esprit, à quitter le plan de l’existence, à s’arracher au principe du réel pakriti. Cette idée rejoint celle de l’époque ancienne (notamment du Mahabarata) selon laquelle la libération ne se réalise qu’au moment de la mort. Qualifiée de « destruction de soi » elle sera rejetée par le commentaire paramoksanirasakarikavritti (2 p402).  

Le premier commentaire des Yoga Sutra le patajalayogasastra de Basya mentionne pourtant que le sage est libéré en restant vivant. Cette proposition est tout à fait paradoxale. Dans le contexte dualiste purusha pakriti il faut faire appel à une sorte d’alchimie miraculeuse qui suppose une disparition de la dualité avec une transformation radicale de la personne où son corps se mue en un « corps de gloire » immatériel, quand son âme atman réalise l’unité avec l’âme cosmique brahman. (7 p142)

 

Samadhi dans les autres traditions du yoga

 

Dans les autres traditions du yoga, le samadhi est aussi un membre du yoga mais il ne s’identifie pas à l’objectif du yoga.  Le samadhi n’y conduit pas au détachement du réel du Patanjala Yoga mais au contraire il mène dans une vision moniste à une union de l’individu avec le monde. Le samadhi se révèle comme un état de transcendance de soi qui modifie la vision classique du sujet, le met en phase avec la réalité, la vérité, le tout, qui conduit à l’union de l’être et du cosmos.

 

Dans les traditions tantriques le samadhi est défini comme l’absorption du soi dans la réalité suprême.

 

La tradition shivaïte du Cachemir Trika Kaula invoque deux samadhi le nimilana samadhi « avec les yeux fermés » où le yogi recherche la plénitude à l’intérieur de soi et le unmilana samadhi « avec les yeux ouverts » où il reconnait le monde extérieur comme source de la plénitude. Ces deux samadhi sont liés et le yogi parvient à réaliser qu’ils sont fondamentalement le même.

 

Dans le Vedanta le samadhi se définit aussi comme l’union du soi individuel et du soi suprême. Le Vedanta classe les différents degrés de samadhi selon les trois catégories (gunas) de la nature, issues du Samkhya : sattva, rajas et tamas. Sattva (blanc) est l'essence de la pureté et de la vérité, il représente la luminosité, l’élément de légèreté, de transparence. Rajas (rouge) est le principe de mouvement, d'activation de l'énergie qui meut la nature mais jette aussi l'homme dans la passion et la douleur.  Tamas (noir) désigne les ténèbres, tout ce qui concrétise, incarne, limite, aveugle et alourdit les êtres liés par la matière (prakṛiti) qui est insensible et inconsciente, mais éternellement active dans son état manifesté. Les trois catégories de samadhi du Vedenta sont le tamasika samadhi la contemplation du vide, rajasika samadhi l’identification à l’objet et sa connaissance intime et sattvika samadhi l’état de félicité, l’arrêt de la pensée où l’on atteint la libération kaivalya .

 

Vers le VIIIe IXe siècle avec Sankara le Vedenta commence à parler de libération avant la mort.  On appelle les yogis qui ne sont pas morts de l’expérience du stade ultime de samadhi des délivrés vivants jivan-mukta. Ce concept deviendra sujet de discussion dans l’hindouisme du XVIIe siècle. Il permet aux yogis qui pensent avoir atteint le samadhi de ne souffrir d’aucune des servitudes que connait l’homme ordinaire, ni du froid, ni du chaud, ni du regret, de pouvoir utiliser leurs pouvoirs yogiques siddhi dont celui de vivre éternellement, de se placer par-delà le bien et le mal pour vivre leur paradis sur terre, leurs actes étant sans cause et sans effets…

 

D’autres textes anciens comme le Moksopaya Xe (Mallinson et Singleton les racines du yoga p338) présentent le samadhi plus modestement comme un état mental de calme. 

 

Dans le hatha yoga médiéval le samadhi se présente comme un état de transe que le yogi construit par la méditation. Dans cet état de transe il ne perçoit rien ni en provenance de l’extérieures ni de lui-même, comme un mort. Ceci rejoint la description du Mahabharata dans laquelle le méditant devient aussi immobile que la pierre. (2 p336)  

 

Selon le hata yoga pradipika (x) le samadhi est synonyme de raja yoga et de laya yoga .

 

Au-delà du yoga on retrouve l’extase chez les soufis, les kabbalistes, les moines chrétiens, bouddhistes ou zen, les ascètes, des anachorètes et des derviches.

 

Dans le bouddhisme, le terme samadhi a deux acceptions : concentration et établissement dans l'éveil.

 

Références:

 

(1)    Aux sources du yoga  Jean  Varenne p141

(2)    James Mallinson  & Mark Singleton les racines du yoga Almora 2020.

(3)  Georg Feuerstein. Deeper dimension of Yoga 2003

(4)   Mircea Eliade cité dans Psychotherapie Vigilance:

 http://www.psyvig.com/lexique.php?menu=4&car_dico=E&id_dico=175

 

(5) Yoga Sutra Patanjali . 1991 traduction du sanskrit et commentaires par Fançoise Mazet

(6) T.K.V. Desikachar 1938-2016  https://fr.wikipedia.org/wiki/T.K.V._Desikachar. T.K.V. Desikachar est le fils et l'étudiant privilégié de Sri Krishnamacharya, considéré comme le père du Yoga moderne, dont il a poursuivi l'enseignement. Il a fondé le centre Yoga Mandiram Krishnamacharya à Chennai. Il a activement participé à la réapparition et la diffusion du Hatha yoga pendant les récentes décennies.

(7) Jean Varenne Aux sources du Yoga

(8) https://mecaniqueuniverselle.net/bonheur/extase.php

(9)« Upanishads du yoga », traduction de Jean Varenne, éd. Gallimard/Unesco, 1971

(10) N. Shtoupak, L. Nitti et L. Renou, Dictionnaire Sanskrit-français, Maisonneuve, 1980, p.794.

(11) The A to Z of Hinduism par B.M. Sullivan publié par Vision Books, pages 190 et 191, (ISBN 8170945216)

(13) Jean Herbert et Jean Varenne, "Vocabulaire de l'hindouisme", Dervy, 1985, p. 88

(14) https://ohmybuddha.fr/yoga/quest-ce-que-nirbija-samadhi/

(15) Martyn Neal  https://www.ify.fr/le-yoga-au-quotidien/ananda-la-joie-profonde/

(16) https://www.yogapedia.com/definition/6161/nirbija-samadhi